Page d'accueil Actualité Agenda Emploi Enseignement Stages Sites amis  Contactez l'auteur
Archeologia.be - L'Abécédaire de l'Archéologie
Archeologia.be - L'Abécédaire de l'Archéologie

"Origine, identité et archéologie. A propos des rapports entre science et politique à partir du cas de l’archéologie dite nazie"

Laurent Dartigues
CNRS, Triangle, ENS Lyon
Archeologia.be, 5 octobre 2017

Que devrait nous apporter l’archéologie à la question des origines et de l’identité des peuples ? Répondons tout de suite : rien ! Est-il en effet nécessaire d’épiloguer à propos de quelque chose qui ne devrait guère faire débat dans les sciences sociales tant cela est évident ? Mais nous n’en sommes je crois pas quitte pour autant, à condition de déplacer la question ou plus exactement de la diffracter pour tenter de saisir la manière dont l’archéologie ou plutôt une certaine archéologie se noue à l’idée d’origine et s’autoriserait ainsi d’une politique de l’identité. Et pour cela inviter à un voyage qui n’aura rien de linéaire et passera notamment par une coordonnée délicate qui a pour nom : archéologie nazie. Méconnaissant le champ archéologique, mon approche sera purement textuelle et n’a d’autre ambition que d’essayer d’aborder la question de la politisation de l’archéologie en espérant, en liaison avec cette position d’extériorité, apporter un peu de décalage.

Laurent Dartigues est
spécialiste d'histoire et épistémologie des sciences. Il travaille actuellement sur les usages par Michel Foucault de la psychanalyse à partir du Fonds Foucault.

retour à la rubrique "Actualité"

Que veut en effet dire « archéologie nazie » ? S’agit-il d’un raccourci pour dire que c’est une archéologie pratiquée au temps des nazis ? Ou bien sous la botte des nazis ou à leurs ordres ? Ce n’est évidemment pas la même chose. Mais dans un cas ou dans l’autre, j’estimerais pour ma part indispensable d’écrire : une archéologie à l’époque nazie. Ou tout autre formule de ce type, certes lourde, mais la béance tragique ouverte par le nazisme qui a failli engloutir l’histoire elle-même oblige à mes yeux de ne pas tolérer le raccourci.

Ou bien s’agit-il encore d’autre chose, de quelque chose de bien plus glaçant : une archéologie nazie en ses méthodes, ses manières de voir les faits archéologiques, de les connaître et de proposer des liens entre eux ? Une archéologie qui serait donc proprement nazie. Et pour laquelle du coup se poserait la question de savoir si elle a constitué une avancée inédite de la connaissance, un peu comme on dit que la micro-histoire italienne, ou les subaltern studies indiennes ont ouvert de nouveaux champs de connaissance.

Une recherche dans différents fonds de textes en ligne (Bibliothèque nationale de France, l’archive ouverte hal-shs) ou diverses bases bibliographiques (Historical Abstracts, cat.inist, Periodical Index Online) avec en première approche, en anglais et en français, les mots « archéologie » et « nazi » ou « nazisme » ou « Troisième Reich » donne des résultats extrêmement minces1. Font exception des travaux en langue allemande qui se multiplient depuis une date récente, malgré des travaux plus anciens demeurés semble-t-il assez confidentiels (voir infra).

En langue française, un seul ouvrage apparaît clairement : L’archéologie nazie en Europe de l’Ouest, livre édité en 2007 et sur lequel je reviendrai2. Ça ne veut pas dire évidemment qu’il n’existe pas d’autres textes qui abordent en langue française cette question, tels les articles de 1972 de l’historien de la Grèce antique Pierre Villard ou bien de l’archéologue Alain Schnapp, l’un en 1981 (Archéologie, archéologues et nazisme) et l’autre en 2003 (L’autodestruction de l’archéologie allemande sous le régime nazi), ou l’ouvrage publié en 2001 sous la direction d’Isabelle Bardiès, Jean-Pierre Legendre et Bernadette Schnitzler, L’archéologie en Alsace et en Moselle au temps de l’annexion (1940-1944).

L’archéologie nazie en Europe de l’Ouest est donc un ouvrage récent. Qui signale en vérité que le thème apparaît nettement dans l’agenda scientifique que depuis peu. Certes, il est présent depuis les années 1970, mais de manière tout à fait marginale, avec quelques travaux pionniers en ce qui concerne l’organisation institutionnelle de l’archéologie sous le IIIe Reich. Il émerge plus franchement depuis le milieu des années 1990 où pointe d’autres thématiques grâce à l’ouverture d’archives inédites après la chute du Mur de Berlin et à la suite des décès de quelques protagonistes importants de cette histoire.

L’archéologie nazie en Europe de l’Ouest regroupe les actes d’une table-ronde internationale « Blut und Boden »3e Congrès de l’Association européenne des archéologues (European Association of Archaeologists). Les contributions sont en français, anglais ou allemand. organisée à Lyon en 2004 dans le cadre du X

À ma grande surprise, je dus constater que cet ouvrage d’archéologie était fort mal distribué dans les bibliothèques spécialisées de France4. Et notamment, et paradoxalement, à Lyon où le dénicher ne fut pas aisé. Je ne découvris qu’un seul exemplaire dans un petit centre de documentation rattaché au Centre d’études et de recherches sur l’Occident romain de l’Université de Lyon. Une localisation assez étonnante qui suscite une interrogation : pourquoi à Lyon une visibilité si réduite ? Écrivant dès lors à Laurent Olivier, conservateur en chef du Patrimoine en charge des collections celtiques et gauloises au Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye et l’un des codirecteurs de l’ouvrage avec Legendre et Schnitzler, afin de recueillir son avis sur la (relative) invisibilité du livre, j’obtins la réponse résumée ci-après :

Olivier y voit le symptôme de l’extraordinaire refoulement de cette histoire – pour reprendre ses mots – et estime que les institutions académiques apparaissent peu désireuses d’en entendre parler.

Il fournit également quelque information sur les conditions d’organisation de la session sur l’archéologie nazie. Elle fut d’abord refusée par les organisateurs français et la médiation de l’EEA fut nécessaire pour l’inscrire dans le programme. La course d’obstacles n’était pas terminée pour autant. Il fut notifié que l’Université de Lyon II, qui hébergeait le congrès ne disposait plus de salle libre… mais a fini par louer un local. Toutefois, la session ne fut pas signalée sur les panneaux affichant le programme du colloque.

Olivier précise ainsi que la session, qui regroupait une vingtaine de spécialistes européens s’est déroulée en l’absence de tout public.

Pressentant que les actes ne seraient pas publiées en France, dans la mesure où il faudrait solliciter l’avis des organisateurs lyonnais qui s’étaient montrés si peu accueillants, ils furent ainsi publiés aux frais des directeurs de l’ouvrage – ou des participants à la session, je n’ai point fait préciser cet aspect des choses – par un éditeur francophone contacté par leurs soins et intéressé par l’histoire contemporaine, domicilié en Suisse (InFolio). Selon Olivier, le livre n’a jamais fait l’objet de la moindre recension dans une revue d’archéologie française5 (fin 2012).

Quels sont les enseignements qu’on peut tirer de cette anecdote ? De quelle épistémologie faut-il armer l’historiographie pour traiter le thème des rapports entre l’archéologie et le nazisme ? Quels problèmes cette historiographie laisse-t-elle peu ou prou dans l’ombre ? L’objet de ce texte consistera à apporter quelque éclairage à ces questions.

Une historiographie à la peine ?

L’appellation « archéologie nazie » aurait-elle un effet polémique de dévoilement au point qu’il vaudrait mieux réduire au silence les voix qui porteraient le thème dans l’espace public ? Il en fut d’ailleurs question lors de la parution en août 2012 d’un livre de ce même Olivier, au titre assez énigmatique : Nos ancêtres les Germains. Les archéologues au service du nazisme. L’auteur associe la réception académique mitigée au fait qu’il y traite notamment le cas des épigones français de cette archéologie dite « nazie », suit (et dénonce) son héritage en termes de transmission de méthodes et de problématiques mais aussi de continuation des carrières après 1945 (Voir Annexe 1). Constatons toutefois que l’accueil médiatique de Nos ancêtres les Germains est bien au rendez-vous si j’en juge les deux émissions diffusées sur France culture (« La grande table » du 18 septembre 2012 et « Le salon noir » dédié à l’actualité archéologique du 19 septembre 20126), le blog de l’ethnopsychiatre Tobie Nathan (http://tobienathan.wordpress.com/), ou encore l’invite à la lecture formulée par les magazines l’Histoire de novembre 2012 (n° 381) ou La Recherche d’octobre 2012 (n° 469). Une réception médiatique à laquelle il faut ajouter l’accueil plus contrasté mais globalement positif exprimé par les professeurs d’histoire Didier Paineau pour le compte du « Salon littéraire » (voir à http://salon-littéraire.com/) et Guillaume Lévêque sur un site dédié à l’histoire (voir à http://clio-cr.clionautes.org/). Et du côté de la réception académique, qui semblerait en effet plus modeste, notons que par exemple le compte-rendu rédigé en 2013 par l’historienne de l’archéologie Catherine Valenti dans la revue Anabases spécialisée dans les usages de l’Antiquité, est tout à fait favorable à cette étude sur l’« archéologie nazie » (voir à http://anabases.revues.org/4291).

À l’âge médiatique cependant, il convient de garder à l’esprit que toute démystification est souvent ipso facto parée des vertus de la preuve, d’autant plus convaincante qu’elle serait dissimulée jusque-là, ou mieux, tenue au secret par des intérêts bien compris. Le 13 mars 2013, le journaliste producteur du « Salon noir » sur France culture présentait Olivier comme un “ troublion [sic] forcément dérangeant pour sa hiérarchie ”.

Peut-être… mais l’univers académique ne méconnaît pas la problématique – même si elle reste confinée à de petits cercles – et il convient quand même de rappeler que les quelques travaux pionniers menés dans les années 1970 par des historiens allemands ont commencé à déblayer une partie du terrain. Ainsi que le rappelle Schnapp, on sait qu’“ en 1939 la majorité des préhistoriens et une bonne partie des archéologues allemands avaient-ils rejoint, grâce aux offices conjugués de Himmler et de Rosenberg, les rangs d’un national-socialisme actif ” (Schnapp, 1981, p. 297). Dans les années 19707 et 1980, il y a un accord assez général pour dire que, grâce à l’historien Reinhard Bollmus – auteur en 1970 de Das Amt Rosenberg und seine Gegner : Studien zum Machtkampf im Nationalsozialistichen Herrschaftssystem8 –, Mechthilde Unverzagt – Wilhelm Unverzagt und die Pläne zur Gründung eines Instituts für die Vorgeschichte Ostdeutschlands9 (1985) – ou le préhistorien Ulrich Veit10, les noms des universitaires allemands ayant inscrit leurs travaux dans les coordonnées de l’idéologie raciale nazie mais aussi l’histoire institutionnelle de l’archéologie allemande entre 1933 et 1945, sont relativement bien connus. Peut-être l’archéologie était-elle jusque dans les années 1990 le seule discipline à ne pas avoir fait une étude critique de son rôle sous le régime nazi (Arnold 1990), mais depuis notamment le début des années 2000, il semblerait que d’excellents ouvrages essentiellement de langue allemande œuvrent à faire connaître en profondeur les rapports qui se sont noués de 1933 et 1945 entre l’archéologie – notamment la pré et protohistoire –, la politique nazie et ses thèses raciales (Arnold 2006). Le terme de « trublion » aurait en fait quelque légitimité si on le restreignait au champ académique français qui consacre peu de forces à cette problématique des rapports noués entre le régime nazi et les sciences en général, l’archéologie en particulier. Avant les années 2000, on ne compte qu’une petite poignée de textes, dont certains en outre ne s’exposent que dans des lieux en marge de l’espace scientifique11.

Toutefois, il semble que demeure du trouble avec ce sujet “ provoquant ”, comme il fut dit par ce journaliste producteur du « Salon noir » évoqué plus haut. Il reste en effet un décalage en ce qui concerne le rôle de l’archéologie dans la culture nazie par rapport à d’autres sciences qui depuis la Seconde Guerre mondiale viennent successivement se présenter comme celles qui ont le plus collaboré avec le régime nazi. Aujourd’hui l’archéologie, mais « hier », Karl Jaspers pointait la responsabilité particulière des recherches philosophiques et politiques et surtout de leur enseignement, dans la propagande nazie (Jaspers 1946 : 16-18). En 1947, le géographe Carl Theodor Troll12 (1899-1975), publiait dans le premier numéro de la revue Erdkunde qu’il venait de fonder un article intitulé : Die geographische Wissenschaft in Deutschland in den Jahren 1933 bis 1945. Eine Kritik und Rechtfertigung (La science géographique en Allemagne de 1933 à 1945. Une critique et justification). Le travail pionner du médecin et anthropologue Karl Saller (1902-1969) concernant la biologie raciale est publié en 196113. À condition de stipuler que jusqu’à la fin des années 1980, la science en général est “ la grande oubliée ” de l’histoire du nazisme à l’exception de la médecine (Olff-Nathan, 1993, p. 8), l’archéologie semble néanmoins une tard-venue dans cette liste. La recherche considérée comme majeure du généticien Benno Müller-Hill parue en Allemagne en 1984 s’intéresse à la psychiatrie et à l’anthropologie biologique ; le livre dirigé par Josiane Olff-Nathan issu d’un séminaire tenu à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg en 1989-1990 sur la responsabilité de la science sous le nazisme, traite de l’anthropologie raciale, de l’histoire, de la géographie, de la biologie, des technologies de reproduction. Dans les deux cas, point d’archéologie, et il semble unanimement reconnu que “ ils [les anthropologues raciaux] furent avec les médecins, les généticiens humains et les psychiatres, les auxiliaires les plus zélés de la politique raciale nazie ” (Massin 1993, p. 208) ou que, par exemple la conquête de l’Est de l’Europe se soit préparée avec des géographes, des démographes, des généticiens, et même des botanistes, mais pas d’archéologues14. Bettina Arnold qu’on considère comme une des pionnières quant à l’étude de la responsabilité de l’archéologie15 et qui estimait (en 1989-90) qu’un seul préhistorien allemand avait osé se lancer dans cette analyse16, émet l’hypothèse que l’archéologie en général et la préhistoire en particulier ont été protégées en la matière par ce qu’elle appelle une « cinderella story » (Arnold 2006, p. 12). Autrement dit, une légende dorée qui présente l’archéologie comme une discipline de deuxième zone, éloignée des préoccupations politiques du moment, en outre peu dotée en moyens humains et matériels au regard d’autres sciences plus prestigieuses.

Le trouble relatif à l’archéologie ne devrait-il toutefois résider que seulement là où cela est pointé par le livre d’Olivier, à savoir le dévoilement tardif d’un refoulement durable du rôle politique de la science et de l’héritage de cette archéologie dans le monde de l’après-Guerre17 ? Il devrait jouer aussi à mon avis à un autre niveau. Je crois en effet que la désignation de cette archéologie comme « nazie », par certains archéologues ou historiens, est également fort embarrassante.

Une critique épistémologique

Le vocable « science nazie » – « archéologie » dans le cas présent, mais il existe des articles qui parlent de sociologie nazie, de linguistique nazie, etc. – est à mes yeux un abus de langage. Et je préfère très nettement le sous-titre proposé par Olivier à Nos ancêtres les Germains, Les archéologues au service du nazisme ; ou le titre sur une thématique proche de Johann Chapoutot : Le national-socialisme et l’Antiquité18(2008) : des savants et non la science, une dialectique et non l’identité.

Autrement dit, je ne suis pas convaincu par les arguments d’Olivier qui assoient l’idée que cette archéologie est quelque chose de plus ou d’autre qu’une science au service de la légitimation de la politique nazie justifiant l’appellation d’« archéologie nazie ». J’en questionne brièvement certains d’entre eux.

La profession fut la plus nazifiée derrière les juristes. Les études montrent que 86 % des archéologues étaient membres du parti nazi.



Chiffre éloquent19, mais un archéologue nazi fait-il forcément une archéologie nazie20 ? Sans m’attarder sur la questions des affiliations partisanes – la variable ne suffit pas en elle-même à expliquer un contenu, d’autant qu’après 1933 de formidables opportunités sont offertes par le pouvoir nazi en termes de crédits, de création de chaires et de services, de carrières21 – il faudrait pour cela faire valoir, dans les méthodes et les analyses, le lien entre l’idéologie nazie dite völkisch22 et la production scientifique. J’y reviendrai.

Une institutionnalisation nazie de l’archéologie fut orchestrée. Dès 1934, Rosenberg fonde une structure de recherche rattachée au NSDAP, La Ligue (ou L’Alliance) du Reich pour la préhistoire allemande du NSDAP, connue sous le nom de L’Office Rosenberg (Amt Rosenberg). Et en 1935 Himmler fait de même au sein de la SS avec l’institution appelée L’Héritage des ancêtres (Ahnenerbe), une nébuleuse comprenant 51 sections de recherche dont 6 dédiées à l’archéologie23. Dans sa volonté de légitimer historiquement la suprématie des Germains en Europe, la préhistoire ou la proto-histoire, parents pauvres de l’archéologie allemande, allaient se voir choyer par le pouvoir nazi.

Il ne faut pas oublier toutefois qu’une archéologie civile demeura, en dehors des organismes nazis, tel l’Institut archéologique allemand (DAI), centre de l’archéologie classique créé en 1829 ainsi que des services archéologiques attachés aux administrations régionales. Il est vrai, certaines de ses structures ont joué “ un rôle actif dans l’entreprise de légitimation de l’annexion au Reich de certaines régions de l’Ouest de l’Europe ” (L’Archéologie nazie en Europe de l’Ouest, p. 36). En ce qui concerne la prestigieuse DAI, sa direction fut centralisée, les Juifs Allemands exclus, les bourses de voyage octroyées en fonction de l’ascendance aryenne et cet institut d’archéologie gréco-romaine dut développer des recherches sur les Germains (Junker 1998). Mais il semblerait que la DAI n’ait pas vu ses productions instrumentalisées par le pouvoir nazi. Probablement parce que ni sa stricte érudition, ni les temps et les espaces auxquels elle s’intéressait – malgré l’intérêt d’Hitler lui-même pour l’Antiquité gréco-romaine –ne pouvaient entrer en affinité étroite avec l’idéologie völkisch au contraire de la pré- et proto-histoire.

L’archéologie fut irriguée par une idéologie racialiste en général et le mythe aryen en particulier. Elle cherchait donc à démontrer que le territoire européen était à l’origine un sol occupé par des Indo-Germains et que l’Allemagne fut la source des grandes civilisations : l’archéologie serait nazie parce qu’elle se réduirait à la validation a posteriori de postulats raciaux, repeignant le passé aux couleurs de la race aryenne, et ce faisant légitimant la politique de peuplement et d’épuration raciale menée dans les pays de l’Est de l’Europe ou l’occupation de l’Europe de l’Ouest.

C’est l’argument le plus fort qui revient aussi à dire qu’on se trouve au-delà d’un détournement par la propagande des données archéologiques, mais que celles-ci ont été inventées pour donner consistance au dogme nordique.

L’hypothèse souffre pourtant de quelque restriction. En premier lieu, on ne voit pas comment l’archéologie eût pu se faire sans cette référence si « massive ». On pourrait donc avancer que l’archéologie dite nazie présente vraisemblablement une différence de degré avec le régime de toute science qui n’est pas un régime « hors-sol », mais n’affiche pas une différence de nature justifiant l’épithète de « nazi ».

De ce premier voyage, il me semble pouvoir dégager deux ou trois choses. Tout d’abord que l’affaire demande prudence et prise de distance à l’encontre de toute conclusion un peu définitive. "Le nazisme a-t-il été le moteur idéologique de ces sciences [anthropologie physique, biologie et droit] ou ces sciences ont-elle réalisé leurs propres visions sous le nazisme ? Il n’y a pas de réponse directe à cette question”24 : Prenons donc acte que la route est sinueuse, la question à diffracter et non à cadrer. Peut-être aussi faut-il prendre acte qu’il n’y a rien de vraiment neuf sous le soleil. Cette archéologie dans son rapport au politique est probablement singulière, mais je ne vois pas en elle une spécificité à ce sujet. Chapoutot le rappelle, le dévouement de l’archéologie – comme l’histoire ou l’anthropologie – à la cause du IIIedans la droite ligne de la tâche remplie par ces disciplines dans le processus de construction des identités nationales au XIXe siècle ” (p. 54). Et que du coup, il importe de sortir de l’alternative science pure/science impure et de s’intéresser à comprendre les raisons qui ont poussé des savants à inscrire la vulgate nazie dans leurs pratiques scientifiques. Dit autrement, il s’agit de s’intéresser aux usages de l’archéologie à des fins qui ne relèvent pas que de la connaissance ; de refuser l’impasse d’un questionnement sur la science porteuse en elle-même d’un « mal » qui conduirait à voir dans l’archéologie une science idéologique par essence, inévitablement vouée à devoir servir des causes politiques funestes. Reich est “

L’idée d’usage ne résout toutefois pas cette question : Pourquoi précisément cette discipline de l’érudition censée ne pas avoir de rapport avec le pouvoir politique – et d’ailleurs longue serait l’occultation25 de l’exploitation idéologique des découvertes archéologiques par le parti nazi ? Susciterait-elle en sa langue propre une inclination, une tendance, une attraction particulière pour des usages politiques ? L’abord par les usages constitue un nécessaire déplacement – je le redis – mais laisse cette interrogation intacte.

Je propose d’aborder ce problème avec un concept proposé par le philosophe Georges Canguilhem : la connotation. Canguilhem nous suggère ainsi que des affinités électives se nouent entre certains types de savoir et leurs usages politiques ou sociaux du fait que ces savoirs particuliers ont un pouvoir évocateur saillant. Reformulée pour mon propos, l’hypothèse s’écrirait ainsi : les objets désignés par l’archéologie ne sont-ils pas hautement investissables par un imaginaire hanté par l’inexorable action du temps sur la matière d’une part, fascinée par le crépuscule des civilisations antiques d’autre part ?

Pour le dire autrement : Si l’archéologie est bien sûr une discipline scientifique attachée à décrire patiemment les traces matérielles du passé pour tenter de reconstituer l’état de sociétés anciennes, ne se pense t-elle pas aussi chez certains comme une science interprétative qui exhume les sociétés disparues qui peuplaient le monde avant « nous » ? Et à ce titre n’est-elle pas à comprendre également comme un imaginaire d’autant plus travaillé par la question des origines que la dimension éminemment lacunaire de sa documentation favorise l’investissement imaginaire des objets qu’elle désigne ?

Dans un petit livre d’intervention distanciée relatif au débat français sur l’identité nationale, Marcel Detienne rapproche identité nationale et origine26. Suite aux guerres du Ve siècle avant J.C. menées par Athènes contre les Mèdes et les Perses, la cité grecque se mit à souffrir d’“ une poussée d’hypertrophie du moi ” (p. 26). Athènes établit sa prééminence sur les autres cités grecques en concevant l’idée d’un peuple autochtone, issu donc de son propre sol, à travers une nouvelle institution créée à cette époque. Les combattants ne sont plus enterrés sur le champ de bataille, mais ramenés dans la cité pour y recevoir des funérailles collectives et publiques. La cérémonie consiste à célébrer leur mémoire et comprend un éloge sous la forme d’une oraison funèbre qui débute ainsi : « Nous sommes les autochtones... ». C’est donc un discours politique qui advient dans et fait advenir la démocratie athénienne et que l’historienne Nicole Loraux appelle d’ailleurs l’« idéologie de la cité »27. Le genre littéraire de ces oraisons funèbres est baptisé du nom d’archéologie, soit le discours sur les origines (ou les commencements). L’archéologie se présentait comme une idéologie de l’origine qui lui conjugue les mots de mort et de mémoire.

Indéniablement, l’archéologie en tant que domaine de savoir implique toujours l’idée d’origine. Olivier précise qu’elle a transformé la notion mythique d’origine en concept scientifique.

Elle n’est pas la seule discipline en cause. Marc Bloch consacre un chapitre à ce qu’il appelle l’idole de la tribu des historiens : la hantise des origines. Il relève cette tendance de l’histoire à transformer l’origine en cause, la simple filiation en une explication, postulant en quelque sorte l’idée (métaphysique pour Bloch) d’un germe « déjà-là » à l’origine qui ne ferait que se déployer dans le temps28.

« Origine » est donc un maître-mot que l’archéologie ou l’histoire ont réifié, transformant quelque chose de mouvant, de dynamique, de partiellement insaisissable en une référence objective, statique, située. Ce faisant, elles en ont facilité les usages politiques, dans le sens où l’antériorité a pu devenir une question de « légitimité sur », sur le mode : « J’étais là avant vous ! ».

L’archéologie pratiquée par les archéologues de l’Amt Rosenberg ou de l’Ahnenerbe cherchait en effet à montrer que le territoire européen était occupé à l’origine par des Indo-Germains. Chapoutot nous éclaire sur la manière dont l’archéologie allemande fut antérieurement au Troisième Reich travaillée, traversée par cette question des origines. Il note que la germanité était perçue (par les élites intellectuelles allemandes) comme frustre. Un effort fut entrepris pour la parer d’un prestige culturel en la dotant de la généalogie noble entre toutes : la référence à l’antiquité gréco-romaine. C’est-à-dire en produisant le “ discours des origines, la biographie d’un Urvolk ennobli par le prestige d’Auguste et de Périclès” (p. 4). Urvolk est un mot difficile à traduire : peuple originel ? Ce serait édulcorer le goût passionné du romantisme allemand pour les origines, sa glorification du primitif, sa sanctification de l’originel comme critère de valeur de la civilisation : "Quel mot de chez nous réussira jamais à rendre la force de ce fameux préfixe germanique Ur ? Tout inclinait donc ces générations à attribuer, dans les choses humaines, une importance extrême aux faits du début" (Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, p. 54). Encore faut-il saisir que le but de la recherche archéologique allemande n’était pas d’établir une filiation, mais une paternité. Autrement dit, un discours des origines d’avant l’origine faisant exister une humanité des origines indo-germaines. C’est aussi dire que les Allemands sont partout chez eux en tant que peuple « premier » : l’antériorité devient en quelque sorte une règle de droit (voir Annexe 2). Ce qui explique les fouilles archéologiques sous direction nazie menées en Europe de l’Ouest entre 1939 et 1945, par exemple à Carnac afin de prouver que les Celtes sont en fait des anciens Germains.

Cette fonction de l’archéologie vis-à-vis des origines, cette politisation de l’archéologie, nous en avons des exemples actuels, en particulier avec l’archéologie dite religieuse, de Jérusalem29 à Ayodhya en Inde. La question identitaire qui aujourd’hui submerge la question sociale sur l’agenda politique n’offre-t-elle pas un riche terreau pour de tels usages de l’archéologie ?

Annexe 1



Annexe 2


*  *  *  *

Notes

1 Quant à la base Web of Science, elle ne fournit qu’une occurrence, un article d’Uta Halle paru en 2005 dans la revue Archäologisches Nachrichtenblatt. Ce qui signale essentiellement les failles de cette base qui survalorise les publications et les revues de langue anglaise.

2 Il s’agit du titre de la couverture, le livre porte également celui-ci : L’Archéologie nationale-socialiste dans les pays occupés à l’Ouest du Reich.

3 « Sang et Sol » et donc la manière dont l’idéologie nazie définissait l’identité allemande.

4 Sur les 27 localisations pour toute la France, dont 11 exemplaires dans différentes institutions universitaires parisiennes et 3 exemplaires dans la ville de Strasbourg où travaille un des codirecteurs de l’ouvrage, les bibliothèques universitaires de lettres se taillent la part du lion. Pas plus de 3 ou 4 bibliothèques spécialisées possèdent cet ouvrage (en 2013).

5 Ce à quoi il se trompe. L’Archéologie nazie en Europe de l’Ouest fut recensé par Philippe Foro dans la revue Anabases, 2008, 8, 319-320 et Pedro Paulo Funari dans Public Archaeology, 2008, 7, 2, 135-138.

6 Notons néanmoins que « Le salon noir » avait fait place à L’archéologie nazie en Europe de l’Ouest le 25 avril 2004.

7 Villard est le seul ou un des rares à citer, à propos des études antiques, l’historien Joseph Wulf, rescapé d’Ausschwitz, qui collabora avec Léon Poliakov dans les années 1950 et auteur en 1963 de Die Bildenden Künste im Dritten Reich (Les Beaux-Arts sous le Troisième Reich, toutes les traductions de l’allemand seront de mon fait). Wulf soutient la thèse que, même si cela est peu apparent et fort surprenant, l’Antiquité est un élément fort du système de pensée hitlérien. Voir Villard 1972.

8 L’Office Rosenberg et ses opposants : études sur une lutte de pouvoir au sein du système hégémonique nazi.

9 Wilhelm Unverzagt et les projets de fondation de l’Institut pour la préhistoire de l’Allemagne de l’Ouest.

10 Et son essai paru dans Saeculum en 1984 sur le rôle du linguiste Kossinna dans la constitution d’une archéologie compatible avec l’idéologie raciale nazie.

11 Sans prétendre à l’exhaustivité, outre l’article de Schnapp déjà cité, signalons l’ouvrage paru en 1993, et dont je tire les informations qui suivent, d’Olff-Nathan (voir ci-après), le livre dirigé par François Bédarida issu d’une journée d’étude organisée par l’Institut d’histoire du temps présent en décembre 1987 au sujet de la politique nazie d’extermination. La deuxième partie de l’ouvrage (qui en compte six) – « L’idéologie et la science au service du génocide » – comporte un chapitre dédié au rôle de l’anthropologie, de la biologie et du droit dans la biopolitique nazie. L’auteur, Michael Pollack, en publiera une version simplifiée (avec le titre La « science nazie ») dans le magazine L’Histoire (janvier 1989, n° 118) et c’est également un autre magazine, La Recherche, qui consacrera en 1990 son dossier à cette problématique du côté de la médecine. Voir La Recherche, déc. 1990, n° 227, le dossier « Le nazisme et la science » et ses deux articles de Benoît Massin, De l’eugénisme à l’« opération euthanasie » 1890-1945 et de Pierre Thuillier, Les expérimentations nazies sur l’hypothermie (l’introduction stipule qu’on ne peut se débarrasser du problème en proclamant que les Nazis pratiquaient de la mauvaise science, ils s’appuyaient au contraire sur la vraie science et des scientifiques réputés, p. 1562). Il me semble qu’on ne peut passer sous silence les travaux, trop rarement cités dans ce cadre, de Poliakov sur l’archéologie des savoirs produisant le mythe aryen.

12 Cité par Rössler 1993.

13 Cité par Massin, 1993. Saller avait refusé de souscrire aux thèses nazies issues de la biologie raciale et en fut d’ailleurs sanctionné en étant juridiquement réduit au silence. L’ouvrage dont il s’agit s’intitule : Die Rassenlehre des Nationalsozialismus in Wissenschaft und Propaganda (L’idéologie raciale nazie dans la science et la propagande).

14 Olff-Nathan, op. cit., p. 19.

15 Avec Bollmus et Unverzagt selon Klaus Junker (1998). Il s’agit d’un article paru en 1990 issu d’une contribution faite en 1989 à un congrès d’archéologie à Baltimore. Arnold, diplômé de Harvard, est une spécialiste de l’Âge de fer.

16 À savoir Ulrich Veit.

17 D’autant que cette problématique n’est en rien inédite, voir par exemple Heidrun Kaupen-Hass (1993) à propos de la postérité des techniques de contrôle de la reproduction mises au point sous le Troisième Reich.

18 Identique à celui de Volker Losemann, Nationalsozialismus und Antike (1977).

19 Selon Olff-Nathan, la mise au pas des universitaires en général ne rencontra pas beaucoup d’obstacles, jouant de leur “ conservatisme légaliste ” (Olff-Nathan, La science sous le Troisième Reich, 1993, p. 20). Cela n’étonnera que ceux qui s’imaginent que la culture est en soi une protection contre le totalitarisme.

20 Question que pose pour la philosophie Carsten Klingemann. Il rappelle que Rosenberg avait cherché à créer une science nazie, organisant en mars 1939 un colloque pour persuader un petit groupe de philosophes de mieux se soumettre aux directives du Parti. Voir Les sociologues nazis et Max Weber, 1933-1945, Genèses, 1995, 21, pp. 53-74.

21 Symétriquement, il convient de ne pas réduire cet engagement massif à du pur pragmatisme, ne serait-ce que parce que 25 % des archéologues allemands ont adhéré au parti nazi (NSDAP) avant 1933. Les motivations sont de toute façon probablement mêlées, l’adhésion sincère à une idéologie d’aryanisation du passé n’est pas exclusive d’une dose d’opportunisme et d’un calcul d’intérêt, ni l’encartement au NSDAP empêcher d’être sourcilleux quant à la rigueur scientifique de sa pratique.

22 La pensée völkisch ou pangermaniste prône la supériorité de la race nordique et se fascine pour une préhistoire germanique, pré-chrétienne, perçue comme un âge d’or.

23 Voir Legendre, Olivier, Schnitzler, Introduction, L’archéologie nazie en Europe de l’Ouest, 2007.

24 Pollak, art. cit., 1989, p. 88.

25 Ainsi que le note Christian Ingrao, Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, 2010.

26 L’identité nationale, une énigme, Gallimard (Folio histoire), 2010.

27 Loraux, Mourir devant Troie, tomber pour Athènes : de la gloire du héros à l’idée de cité, p. 39, dans : La mort, les morts dans les sociétés anciennes, G. Gnoli & J.-P. Vernant (ss. dir.), Cambridge University Press/MSH, 1982.

28 En écrivant que “ Savoir, même dans l’ordre historique, ne signifie pas « retrouver », et surtout pas « nous retrouver » ” (p. 1015), Michel Foucault ne dit pas autre chose. Il bannit par là les pratiques historiennes antiquaires qui se feraient “ les fripiers des identités vacantes ” (p. 1021) et justifieraient le droit que certains s’arrogent du simple fait d’être nés là. Voir Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et Écrits, I.

29. Voir par exemple Vincent Lemire, Jérusalem 1900. La Ville sainte à l’âge des possibles, Armand Colin, 2013. L’auteur nous fait notamment côtoyer des archéologues occidentaux occupés à creuser le sous-sol avec acharnement pour faire ressurgir les lieux saints de la « Jérusalem biblique » comme si la bible avait valeur de cadastre.

Archeologia.be