France - "Bruniquel, une autre vision de Néandertal" (Pierre-Emmanuel LENFANT - Reportage Archeologia.be, 8 juin 2016)
Sophie
Verheyden, géologue belge et membre l’Institut
royal des
Sciences naturelles de Belgique, nous parle d'une découverte
qui
bouleverse notre vision de l'Homme de Néandertal. Il y a
176.500
des humains fréquentèrent le monde souterrain des
grottes. Nous sommes dans le Tarn-et-Garonne et ici à
Bruniquel
une grotte nous apporte la preuve formelle que des humains
aménagèrent des structures en cercle
réalisées à partir de stalagmites
brisées.
Récit
d'une découverte
extraordinaire évocatrice d'une maîtrise du feu
certaine
et de possibles comportements rituels attribuables à
Néandertal. Une découverte passionnante, mais qui
soulève aussi de nombreuses questions.
Images et schémas de la grotte de
Bruniquel : Luc-Henri Fage/Felis.fr
Réalisation et interview : Pierre-Emmanuel Lenfant -
Archeologia.be
Sophie
Verheyden,
géologue belge et membre l’Institut royal des
Sciences
naturelles de Belgique
Photo prise au Musée de l'Homme (Bruxelles)
Bruniquel : une grotte qui change
notre vision de Néandertal (CNRS, 25 mai 2016)
Dans la grotte de Bruniquel
(Tarn-et-Garonne), à 336 mètres de
l'entrée, des structures aménagées
viennent d'être datées d'environ 176.500 ans.
Cette découverte recule considérablement la date
de fréquentation des grottes par l'Homme, la plus ancienne
preuve formelle datant jusqu'ici de 38.000 ans (Chauvet). Elle place
ainsi les constructions de Bruniquel parmi les premières de
l'histoire de l'humanité. Par ailleurs, des traces de feu
à proximité révèlent aussi
que, bien avant Homo sapiens, les premiers Néandertaliens
savaient utiliser le feu de manière à circuler
dans un espace contraint, loin de la lumière du jour. Ces
travaux, publiés le 25 mai 2016 dans Nature, ont
été menés par une équipe
internationale impliquant notamment Jacques Jaubert de
l'université de Bordeaux, Sophie Verheyden de l'Institut
royal des Sciences naturelles de Belgique (IRSNB) et Dominique Genty du
CNRS, avec le soutien logistique de la Société
spéléo-archéologique de Caussade,
présidée par Michel Soulier. Ils ont
été soutenus par le ministère de la
Culture et de la Communication.
La
grotte de Bruniquel, un site exceptionnel
La grotte de Bruniquel, qui surplombe la vallée de
l'Aveyron, a été découverte en
février 1990. Grâce à
l'équipe de spéléologues en charge de
sa gestion, le site est impeccablement conservé avec de
nombreuses formations naturelles (lac souterrain, calcite flottante,
draperies translucides, concrétions en tous genres), des
sols intacts recelant de nombreux ossements et des dizaines de bauges
d'ours avec d'impressionnantes griffades. Mais la grotte conserve
surtout des structures originales composées d'environ 400
stalagmites, ou tronçons de stalagmites,
accumulées et agencées en des formes plus ou
moins circulaires. Elles sont associées à des
témoins d'utilisation du feu : de la calcite rougie, noircie
par la suie et éclatée par l'action de la
chaleur, mais aussi des vestiges brûlés, notamment
des os calcinés. Dès 1995, une
première équipe de chercheurs et de
spéléologues avait
déterminé, à partir de la datation au
carbone 14, un âge minimum d'au moins 47.600 ans (la limite
de la technique) d'un os brûlé sans qu'une suite
soit donnée à ces premiers travaux.
Des
structures de stalagmites étonnantes pour un nouveau concept
: des « spéléofacts »
C'est à partir de 2013 qu'une équipe de
chercheurs, avec le soutien du service régional de
l'archéologie de la Drac
Midi-Pyrénées, a lancé une nouvelle
série d'études et d'analyses. Outre le
relevé 3D des structures de stalagmites et l'inventaire des
éléments constituant les structures,
l'étude magnétique, qui permet de
révéler les anomalies occasionnées par
la chaleur, a permis d'établir une carte des vestiges
brûlés retrouvés dans cette partie de
la grotte. Ces feux représentent, a priori, de simples
points d'éclairage.
Aucune autre structure de stalagmites de cette ampleur
n'étant connue à ce jour, l'équipe a
développé un nouveau concept, celui de
"spéléofacts", pour nommer
ces stalagmites brisées et agencées. L'inventaire
de ces 400 spéléofacts montre des stalagmites
agencées et bien calibrées qui totalisent 112
mètres cumulés et un poids estimé
à 2,2 tonnes de matériaux
déplacés. Ces structures sont
composées d'éléments
alignés, juxtaposés et superposés (sur
2, 3 et même 4 rangs), avec des étais
extérieurs, comme pour les consolider, et des
éléments de calage. Des traces d'arrachement des
stalagmites empruntées pour la construction sont observables
à proximité.
Restitution 3D des
structures de la grotte de Bruniquel.
(Image: Xavier MUTH - Get in Situ, Archéotransfert,
Archéovision -SHS-3D, Pascal Mora)
Sur les
traces des premiers « spéléologues
»
Les sols alentour n'ont livré aucun vestige pouvant aider
à dater cet ensemble : une croûte
épaisse de calcite fige en effet les structures et dissimule
le sol d'origine. Les chercheurs ont donc utilisé, avec le
concours de collègues des universités de Xi'an
(Chine) et du Minnesota (USA), une méthode de datation
appelée uranium-thorium (U-Th) basée sur les
propriétés radioactives de l'uranium,
omniprésent en faible quantité dans
l'environnement. Au moment de la formation des stalagmites, l'uranium
est incorporé dans la calcite. Au fil du temps, l'uranium se
désintègre en d'autres
éléments, dont le thorium (Th). Il suffit donc de
doser, dans la calcite de la stalagmite, le thorium produit et
l'uranium restant pour en connaître l'âge.
Pour construire ces structures, il a été
nécessaire de fragmenter les stalagmites et de les
transporter. Une fois abandonnées, de nouvelles couches de
calcite, comprenant aussi des repousses de stalagmites, se sont
développées sur celles
déplacées et édifiées par
l'Homme. En datant la fin de croissance des stalagmites
utilisées dans les constructions et le début des
repousses scellant ces mêmes constructions, les chercheurs
sont parvenus à estimer l'âge de ces agencements,
soit 176.500 ans, à ±2000 ans. Un second
échantillonnage de calcite, notamment sur un os
brûlé, a permis de confirmer cet âge,
étonnamment ancien.
Les
premiers Néandertals : explorateurs et bâtisseurs ?
L'existence même de ces structures était
déjà en soi étonnante, quasi unique
dans le registre archéologique, toutes périodes
confondues. Pour la Préhistoire, il faut en effet attendre
le début du Paléolithique récent en
Europe, et ponctuellement en Asie du Sud-Est ou en Australie pour noter
les premières incursions pérennes de l'Homme dans
le milieu souterrain, au-delà de la lumière du
jour. Ce sont presque toujours des dessins, des gravures, des
peintures, comme dans les grottes de Chauvet (-36.000 ans), de Lascaux
(-22.000 à -20.000 ans), d'Altamira en Espagne ou encore
de Niaux (-18.000 à -15.000 ans pour les deux sites) et,
exceptionnellement, des sépultures (grotte de Cussac,
Dordogne : -28.500 ans). Or, à Bruniquel, l'âge
des structures de stalagmites est bien antérieur
à l'arrivée de l'Homme moderne en Europe (-40.000
ans). Les auteurs de ces structures seraient donc les premiers
hommes de Néandertal, pour lesquels la
communauté scientifique ne supposait aucune appropriation de
l'espace souterrain, ni une maîtrise aussi
perfectionnée de l'éclairage et du feu, et
guère plus des constructions aussi
élaborées.
De
nouvelles questions autour de Néandertal
Près de 140 millénaires avant l'Homme moderne,
les premiers représentants européens de
Néandertal se seraient donc approprié les grottes
profondes, y construisant des structures complexes, y apportant et
entretenant des feux. Ces structures intriguent beaucoup les chercheurs
à cause de leur distance par rapport à
l'entrée actuelle et supposée de la grotte
à l'époque. Ils s'interrogent quant à
la fonction de tels aménagements, si loin de la
lumière du jour. Si l'on écarte
l'hypothèse peu viable d'un refuge, les structures
étant trop loin de l'entrée, était-ce
pour trouver des matériaux dont l'usage ou la fonction nous
échappe ? S'agissait-il de raisons "techniques" comme le
stockage de l'eau par exemple ? Ou de lieux de
célébration d'un rite ou d'un culte ? D'une
manière plus générale, les chercheurs
constatent le haut degré d'organisation sociale des
Néandertaliens nécessaire à une telle
construction. Les recherches à venir tenteront donc
d'apporter des explications sur la fonction de ces structures,
principale question non résolue à ce jour.
Une
équipe internationale et pluridisciplinaire
Ces travaux ont associé les laboratoires suivants :
- Le laboratoire "de la Préhistoire à
l'actuel : culture, environnement et anthropologie" (PACEA -
CNRS/Université de Bordeaux/ministère de la
Culture et la Communication) avec Jacques Jaubert, Catherine Ferrier,
et Frédéric Santos.
- L'Institut royal des Sciences naturelles de Belgique
(IRSNB), Bruxelles, Belgique, avec Sophie Verheyden et Christian Burlet.
- Le Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (LSCE -
CNRS/CEA/UVSQ) avec Dominique Genty, Dominique Blamart, et
Édouard Régnier.
- L'Université de Mons, Belgique, avec Serge Delaby.
- Le laboratoire Archéovision
(CNRS/Université de Bordeaux Montaigne) pour le
relevé en 3D des structures, avec Pascal Mora.
- Le laboratoire "Littoral, environnement et
sociétés" (CNRS/Université
La Rochelle) pour les analyses magnétiques des traces de
feux, avec François Lévêque.
- Le Laboratoire de géologie de l'Ecole Normale
Supérieure (CNRS/ENS Paris) pour les analyses Raman avec
Damien Deldique et Jean-Noël Rouzaud.
- L'université Xi'an en Chine et l'université du
Minnesota aux États-Unis avec Hai Cheng et Lawrence R.
Edwards.
- Des équipes des sociétés
Hypogée, Archéosphère (France)
GETinSITU (Suisse) pour les relevés topographiques.
Les opérations de recherche archéologiques ont
été financées par la Drac
Midi-Pyrénées et les différentes
institutions. La Société
spéléo-archéologique de Caussade,
présidée par Michel Soulier, a assuré
la gestion du site, la couverture photographique et le soutien
technique et logistique durant les opérations
programmées.
Une demande de protection au titre des monuments historiques est en
cours auprès du ministère de la Culture et de la
Communication, de même qu'un suivi climatique et des mesures
d'équipement et de protection adaptées. Les
opérations de recherche devraient se poursuivre en 2016.
La grotte de Bruniquel est située sur une
propriété privée et toute visite est
strictement impossible.